L’universalité constitue une des bases de principe de la Sécurité sociale malgré le rouleau compresseur de la propagande gouvernementale relayée avec force par les « journalistes » aux ordres et cette cohorte d’experts, de commentateurs et autres communicants, bref ce que Pierre Bourdieu nommait, dès 1998, « l’intellectuel négatif » [1]. Mais universel n’a jamais signifié uniformité ; d’où l’existence de régimes spécifiques correspondant à des situations spécifiques.
Une autre des bases de principe de la Sécurité sociale – et non des moindres – est « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins ». Ce principe aux relents communistes est tout bonnement insupportable pour le capital. Si on y ajoute tous ces milliards inutiles puisque, au lieu d’engraisser les capitalises, ils sont communs à la classe ouvrière. Et, alors vous comprendrez aisément la longue série d’agressions subies par la Sécurité sociale. Les ordonnances de 1967 font entrer le patronat dans la gestion de la Sécurité sociale. L’instauration de la CSG par Rocard en 1990 puis celle de la loi de financement par Juppé en 1995 ont introduit un troisième larron : l’État.
Après force contre-réformes des retraites dont les couches sociales exploitées ont toujours été les victimes, après les multiples exonérations de cotisations dites « patronales », voici que Macron va faire payer par la Sécurité sociale une partie de ses mesures pour étouffer, sans succès, le mouvement des gilets jaunes. C’est ainsi qu’au fil du temps la Sécurité sociale n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ce qui ne signifie nullement qu’elle soit à bout de souffle comme on l’entend quotidiennement sur les plateaux des chaines de télévision prétendument d’information.
C’est dans ce contexte que surgit une nouvelle contre-réforme des retraites. Mais pourquoi cette contre-réforme systémique ? Pour des raisons idéologiques et des raisons économiques.
Au niveau idéologique, la Sécurité sociale n’est pas simplement une assurance face aux aléas de la vie, elle constitue un socle commun pour celles et ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre. Elle constitue un élément fort de la solidarité de classe, un élément de prise de conscience que l’exploitation et l’aliénation ne sont pas des fardeaux éternels. La Sécurité sociale porte en elle les germes d’une société post-capitaliste. Et cela est inacceptable pour le néo-libéralisme qui est obsédé par la déprolétarisation du prolétariat, pour y substituer des acteurs reconnaissant comme intangibles les normes du capital.
Au niveau économique, l’autre obsession du néo-libéralisme c’est la baisse continue des dépenses publiques au nom des dogmes de la productivité et de la compétitivité. Selon les critères du traité de Maastricht, les comptes publics regroupent les budgets de l’État, des collectivités territoriales et de la Sécurité sociale. L’importance de cette dernière est sans commune mesure avec les deux autres, donc c’est là que s’exercent, depuis des décennies, les coupes les plus sombres.
Ce n’est pas encore assez, et voilà la nouvelle réforme des retraites. Passer des vingt-cinq meilleures années pour le privé et des six derniers mois pour le public à la totalité de la carrière professionnelle, qui est loin d’être une progression régulière et continue pour de plus en plus de personnes, entraine automatiquement une baisse des pensions pour tous et toutes. Un autre fait conduit (ou aggrave) la baisse des pensions : aujourd’hui les salaires servant de calcul de la retraite sont revalorisés en fonction de l’inflation, demain les points acquis chaque année sont définitifs.
Même si cela justifie pleinement la mobilisation de masse pour jeter à la poubelle le projet Macron. Ce n’est pas l’essentiel de ce projet. L’essentiel réside dans un renversement complet du calcul des pensions. Le système actuel se caractérise par des prestations garanties, même si celles-ci sont en moyenne largement insuffisantes pour bien vivre. Cela veut dire qu’après un nombre de trimestres et un âge donnés, vous avez droit à une pension en fonction de vos salaires et d’un plafond, c’est-à-dire une continuité du salaire.
Avec le régime « à points » c’est l’inverse, c’est un système à cotisations garanties fixées à 28,12%. Le budget retraite est tributaire d’un certain nombre de facteurs. Le chômage massif qui ne s’améliorera pas avec la généralisation du numérique ; libre aux naïfs de croire à la fable schumpétérienne de la destruction-création. La stagnation des salaires. L’augmentation du nombre de retraités et de retraitées. Le résultat est limpide. Étant donné que le régime devra respecter la règle d’or de l’équilibre budgétaire, la baisse des recettes entrainera une baisse proportionnelle des dépenses. Personne ne peut le contester ! La variable d’ajustement sera la valeur du point au moment du départ à la retraite. Si la situation objective et chiffrée, suite à un rapport dont seul le Conseil d’orientation des retraites a le secret, l’exige la valeur du point baissera automatiquement. Elle sera décidée par les « partenaires sociaux » ou à défaut imposée par l’État, comme vient de l’illustrer la récente contre-réforme de l’indemnisation des chômeurs et des chômeuses.
La bataille en cours contre le projet rétrograde de Macron n’est pas seulement une défense des acquis sociaux déjà bien mis à mal dans les décennies passées, ni un marchandage sur tel ou tel aspect dit technique : c’est une bataille pour définir les contours d’une société libérée du capital qui ne peut se développer « qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur » [2].
Yannick et Emile FABROL
1.- http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/contrefe/lintellect.html
2.- https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-15-10.htm