Le PCF et Trotsky

Par Emile Fabrol

Publié en mai 2007 (numéro 68 de la revue Prométhée)

ou les premières années du communisme en France (1914-1927)

Léon TROTSKY

EN FEVRIER 1922, Lénine soulignait que « La transformation d’un parti européen ancien, parlementaire, réformiste dans les faits et à peine teinté de couleur révolutionnaire, en parti de type nouveau, réellement révolutionnaire, réellement communiste, est une chose extrêmement ardue. L’exemple de la France est sans doute celui qui montre le plus nettement cette difficulté. » [1] Cette opinion résume parfaitement la crise que traverse alors la Section française de l’Internationale communiste. Le 4e congrès de l’IC, en novembre-décembre 1922, en adoptant un programme de travail et d’action pour la SFIC et en tranchant la composition de sa direction avait mis un terme à une crise qui aurait pu emporter définitivement le tout jeune PCF.

Depuis le congrès de Tours, le PCF « tournait » sur l’équilibre entre le centre et la gauche. Les représentants du centre, Frossard et Cachin, avaient, à leur retour de Russie, fait pencher la balance vers l’adhésion à la 3e Internationale ; mais le centre n’en n’était pas devenu pour autant communiste. La gauche, ou l’ancien Comité de la 3e Internationale, regroupait les militants du Parti socialiste et de la CGT qui n’avaient pas sombré dans l’union sacrée au début de la 1ère guerre mondiale, qui avaient fait corps avec la Révolution russe et adhéré à l’Internationale communiste dès sa création en 1919.

Au 2e congrès du PCF, à Paris en 1922, le centre avait voté les résolutions politiques de la gauche tout en cherchant à écarter totalement la gauche du Comité directeur. A ce congrès, Cachin n’avait pas dissimulé les intentions du centre : « Au nom du centre, je déclare que nous prendrons seuls la direction du parti. » [2] Cela se traduit en autres manœuvres bureaucratique par l’éviction de Souvarine, membre de l’exécutif de l’IC, de la direction du Bulletin communiste [3] et son remplacement par Paul Louis, journaliste de profession qui collaborait à divers journaux bourgeois. En signe de protestation Loriot, Dunois, Treint et Vaillant-Couturier démissionnent du Comité directeur.

Alors la gauche entreprend la sortie du Bulletin communiste international. Dans le numéro du 26 octobre 1922, Souvarine résume très bien l’état d’esprit du centre : « La grande majorité du Parti, reconnaissant la valeur des conceptions de l’Internationale, s’orientait selon la direction que la gauche avait toujours cherché à lui donner. Le centre, qui ne manque pas d’un certain flair politique, s’en aperçut à temps et fit sien le programme de la gauche. (…) L’union du centre et de la gauche, préconisée par l’Internationale, se réalisait donc en apparence. Mais en réalité, le centre ne songeait qu’à sa revanche. » Dans le même numéro Dunois écrivait ce passage prémonitoire : « L’espérance de la gauche a vécu. Son optimisme généreux a reçu le démenti des faits. L’union du centre et de la gauche, qui pouvait sauver le Parti du confusionnisme mortel où se débattait sa faiblesse, ne s’est pas accomplie au congrès national. J’ai maintenant la ferme certitude qu’à aucun moment, les chefs du centre n’ont sincèrement voulu l’union avec la gauche, et que c’est délibérément qu’ils ont, en vue du port, fait échouer l’esquif qui portait le communisme et sa fortune. »

Le 4e congrès de l’IC tranchera, sous l’impulsion de Trotsky, la crise qui secoue le PCF. Le nouveau comité directeur est composée de 10 représentants du centre, 9 de la gauche et 4 pour la tendance Renoult, et rétablit Souvarine comme directeur du Bulletin communiste. Après la démission de Frossard, le bureau politique est composé de Cachin, Sellier et Marrane pour le centre, de Rosmer, Souvarine et Treint pour la gauche et de Werth pour la tendance Renoult. Le PCF est donc remis sur les rails du congrès de Tours et début 1923 voit adhérer Barbusse et les syndicalistes révolutionnaires Monatte et Monmousseau. Souvarine, enregistrant cet important apport de forces révolutionnaires restées à ce jour en dehors du PCF, Trotsky écrit : « Enfin, la condition capitale assurant la continuité du développement du Parti dans le sens révolutionnaire et prolétarien se réalise progressivement ; c’est la fusion des syndicalistes révolutionnaires et des communistes. Nous n’avions cessé de dire et de répéter, avant et après Tours : le Parti ne sera communiste qu’avec l’adhésion des syndicalistes vraiment révolutionnaires, c’est-à-dire des communistes qui restent en dehors du Parti. Maintenant, la présence des fondateurs de La Vie ouvrière parmi nous donne à la classe ouvrière, à l’Internationale, la certitude de l’existence d’un vrai Parti communiste en France. » [4]

Sous le drapeau de « l’anti-trotskysme »

A la mort de Lénine, la lutte qui oppose d’un côté Zinoviev, Kamenev et Staline et de l’autre côté Trotsky et l’Opposition de gauche dans le Parti communiste russe atteindra l’IC et plus particulièrement sa section française. La lutte contre le « trotskysme » devenait le cheval de bataille contre tous ceux qui s’opposaient à la politique de Zinoviev à la tête de l’IC et de Treint à la direction du PCF. Cette question, comme on va s’en rendre progressivement compte, n’est pas seulement une question d’histoire. Elle est une question politique.

En juillet 1924, Souvarine est exclu pour « indiscipline ». En décembre de la même année c’est le tour de Monatte, Rosmer et Delagarde. Les procureurs inaugurent l’argumentation massue qui fera florès à l’époque du stalinisme flambloyant. La motion d’exclusion stipule : « les armes ramassées par Monatte, Rosmer et Delagarde dans l’arsenal de Pioch et de Frossard sont à l’heure actuelle reprise par toute la bourgeoisie et dirigée contre le Parti et l’Internationale. Ainsi, Monatte, Rosmer et Delagarde participent à l’offensive antiprolétarienne et anticommuniste menée par les forces combinées du fascisme démagogique et du bloc des gauches fascisé. » [5] Et pour l’ironie de l’histoire, Doriot asséna la sentence dans L’Humanité du 7 décembre 1924 : « Choisir le moment où le fascisme s’organise puissamment en France pour lancer un libelle tendant à dénigrer la direction du Parti c’est trahir la classe ouvrière. » Même si l’artisan de ce verdict injuste et politiquement sans fondement n’est autre que Treint, exclu en 1926 pour… « trotskysme », c’est de la pure phraséologie stalinienne.

L’offensive contre ces militants du Comité de la 3e Internationale et, sauf Souvarine, issus du syndicalisme révolutionnaire, ayant participé à la préparation de la conférence de Zimmerwald à une époque où le Parti socialiste se vautrait dans l’union sacrée, ayant été membres (comme Rosmer) de l’IC avant le congrès de Tours ne pouvait que remplir d’aise le centre qui avait déjà tenté de les éliminer de la direction du Parti en 1922. Cette offensive avait été lancé par Treint dans le Bulletin communiste, repris en main depuis l’exclusion de Souvarine, avec l’article intitulé Contre la droite internationale. Cet article réquisitoire, long de sept pages, est un chef d’œuvre de confusionnisme, de suivisme et d’absence d’analyse politique. Les mœurs de la « bolchévisation » se mettent en place : la déformation des faits voir leur falsification, l’accusation sans preuves, l’argument d’autorité prennent le pas sur la confrontation d’idées et le débat politique. Dans cet article, on relève les perles suivantes : « Ce qui trouble quelques camarades, qui sont parmi les meilleurs, c’est que notre droite actuelle est issue de l’ancienne gauche. On s’était habitué dans le Parti à voir en des hommes comme Souvarie, Rosmer et Monatte des guides éprouvés et sûrs. » ; « L’histoire nous montre que le mouvement ouvrier doit employer beaucoup de ses énergies à éliminer les erreurs présentes de quelques-uns qui, dans le passé, l’ont le mieux servi. Et puis, nous ne sommes pas un tribunal de moralité chargé de juger si les intentions de Rosmer, de Monatte, de Souvarine ou de Trotsky sont pures. » [6]

Dans le même article, Treint sonne la charge contre Monatte accusé d’être « un reflet atténué de l’anarcho-syndicalisme. » en réduisant le rôle des cellules d’usines et surtout en voulant constituer « un réseau de commissions syndicales indépendantes de la direction du Parti. » A l’époque il est encore possible, parfois, de répondre quand on est mis en cause. Monatte obtiendra ce droit. Il conteste l’assertion de Treint sur les commissions syndicales, note que Sémard en a vaguement souvenir, que le délégué de l’Internationale syndicale rouge n’en a, lui, aucun souvenir et que, surtout, le procès-verbal de la réunion a disparu ; puis il rétablit les faits : « En réalité, il n’a jamais été question de constituer un réseau de commissions syndicales indépendantes de la direction du Parti. Il a été uniquement question de faire vivre ces commissions d’une vie réelle. Cela m’aurait suffi, car je sais bien que la présence et l’action des ouvriers auraient tonifié le Parti, l’auraient non seulement prolétarisé mais auraient fait dans son sein un contre-poids nécessaire à l’esprit parlementaire et à l’esprit blanquiste ou putschiste. » [7]

Dans sa réponse à Treint, Monatte posait politiquement les vrais problèmes ; ceux que les « zinoviévistes » ne voulaient pas voir soulever. Ils se sentaient plus puissants sur le terrain de l’invective, car on élimine pas aussi facilement que ça du Parti ses éléments révolutionnaires. De plus Treint se devait d’aller vite en besogne, mettre l’IC devant le fait accompli en exploitant à Paris le conflit qui commençait à Moscou pour prouver en France l’existence d’une fraction de la prétendue droite internationale qui aurait à sa tête Trotsky. En effet, dans une lettre à Zinoviev, datée du 10 septembre 1923, Humbert-Droz, délégué de l’IC auprès du PCF, écrivait : « Rosmer me paraît le seul qui ait l’autorité nécessaire et en même temps le doigté indispensable pour être secrétaire général du Parti. » [8] Mais, il n’était pas question pour Zinoviev, en lutte contre Trotsky, de voir à la direction du parti français un homme lié à ce dernier depuis la 1ère guerre mondiale.

Treint s’attaqua ensuite à L’Humanité qui « ferait perdre au Parti sa claire figure communiste. » Rien que ça ! Responsables de plusieurs rubriques du quotidien du PCF, Monatte, Rosmer, Charbit, Antonini, Godonnèche et Chambelland démissionnent courant avril 1924. Le Bulletin communiste du 23 mai 1924 publie leurs lettres d’explication. Voici leurs principaux arguments : « Nous le faisons avec le sentiment qu’un travail urgent de redressement du Parti s’impose. » Puis ils expliquent le sens politique de leur geste : « Nous rentrons dans le rang. Nous y serons plus à l’aise pour défendre notre point de vue : celui d’un Parti communiste où les ouvriers ne seraient pas des figurants, mais le vrai moteur de l’organisme tout entier. D’un Parti communiste qui comprendrait la nature et l’importance exactes du travail syndical. D’un Parti communiste où le centralisme mécanique céderait la place au centralisme animateur. D’un Parti communiste d’où seraient bannies les crises artificielles de direction qui démoralisent et détournent de leur travail les militants du rang. D’un Parti communiste qui aurait à cœur d’être une vraie section de l’Internationale. »

Même si la campagne pour les élections législatives de 1924 se déroule sous le mot d’ordre du bloc ouvrier et paysan contre le bloc national (droite bourgeoise) et contre le bloc des gauches (Parti socialiste alliée au Parti radical) [9] ; il existe des relents non négligeables de parlementarisme dans le PCF. Les démissionnaires constatent que « A l’heure où la campagne électorale bat son plein et où le Parti donne l’impression qu’il y participe surtout dans l’intention de conquérir des sièges, il est normal que des membres du Parti issus du syndicalisme révolutionnaire soient traités en pestiférés et même menacés d’exclusion. »

Déjà en juillet 1924, au 5e congrès de l’IC, celui dit de la « bolchévisation », Souvarine avait été exclu pour « des conceptions et des pratiques personnelles complètement inadmissibles et incompatibles avec le mouvement communiste. » [10] Derrière ces propos moralistes se cachent l’énervement de Zinoviev et de Treint parce que les positions de l’opposition russe étaient publiées dans le Bulletin communiste [11] Mais surtout, Treint et Zinoviev ne pardonnent pas à Souvarine d’avoir fait voter le 24 mars 1924 au comité directeur une motion condamnant les attaques contre Trotsky sans pour autant se déclarer solidaire de l’opposition russe ; seuls Treint et Suzanne Girault votèrent contre cette motion. Dans son article Contre la droite internationale, Treint présente ainsi les événements : « Souvarine a fait voter à notre comité directeur, qui s’est laissé surprendre [souligné par la rédaction de Prométhée] une résolution sur la question russe qui, sous des dehors d’impartialité, constituaient une véritable déclaration de guerre au Comité central russe. Quand Souvarine, si bien informé des choses de l’Internationale, a-t-il dénoncé l’opportunisme de la direction du Parti polonais ? Il est vrai que le Comité central polonais a voté une résolution analogue à celle de Souvarine. » [12] Alors, l’acte qualifié d’indiscipline que constitua la publication, après une souscription militante, du Cours nouveau de Trotsky n’était plus que la dernière péripétie.

Comme on peut s’en rendre compte la lutte contre le « trotskysme » prit très rapidement en France un tour extrême, voire même l’allure d’un acharnement. Il faut aller chercher les raisons de cet acharnement dans la popularité dont jouissait Trotsky dans le PCF à l’époque. Dans leur marche au communisme les premiers résistants à l’union sacrée, le noyau de La Vie ouvrière, rencontrèrent Trotsky à Paris et préparent avec lui les conférences de Zimmerwald et de Kienthal. [13] De plus, Trotsky, président de la commission française de l’IC, avait joué un rôle moteur dans les conclusions du 4e congrès de l’IC en solutionnant la crise ouverte dans le PCF. Fait remarquable, en janvier 1924, lors de la mort de Lénine L’Humanité associe Lénine et Trotsky ; le 23 sous le titre Lénine est mort, deux photos une de Lénine seul et une avec Kamenev et Trotsky ; le 25 un éditorial intitulé Adieu Illitch ! Adieu chef ! signé Léon Trotsky ; le 27 une photo avec la légende suivante : « Lénine parlant aux volontaires partant pour le front polonais à Moscou, place du Théâtre en 1920. » Au pied de l’estrade un certain Lev Davinovitch Bronstein (il disparaîtra dans la version stalinienne de cette photo) A cela, ajoutons que Rosmer fut membre de l’IC avant le congrès de Tours, qu’il est signataire du Manifeste adopté par son 2e congrès, en juillet 1920, et qu’il est également signataire avec Lénine, Trotsky, Zinoviev entre autres du télégramme de l’Exécutif de l’IC au congrès de Tours (plus connu sous le nom de télégramme Zinoviev) ; télégramme qui, avec l’intervention de Clara Ztekin, conduira finalement la majorité du 18e congrès du Parti socialiste à adhérer à la 3e Internationale. En excluant ces camarades du PCF, en 1924, ce sont ses véritables fondateurs qui sont expulsés. Les zinoviévistes font, peut-être sans le savoir ni le vouloir, le jeu du centre qui pour le moment les soutient.

Le Comité de la 3e Internationale véritable fondateur du PCF

C’est dans ce contexte qu’éclate la révolution russe. Alors que Cachin, en tant que représentant de la France impérialiste, part à Petrograd pour convaincre Kérensky de poursuivre l’effort de guerre aux côtés de l’Entente; les militants du CRRI (Comité pour la reprise des relations internationales) deviennent les militants de la révolution russe. Non comme ces catégories d’extra-terrestres que l’on peut parfois encore voir sur les trottoirs des manifestations parisiennes mais comme des militants participants au même mouvement révolutionnaire.

Le 8 mai 1919, le CRRI décide de se transformer en Comité de la IIIe Internationale et donne son adhésion à celle-ci. Selon ses statuts, le Comité se donne pour objectif « d’amener l’ensemble des organisations ouvrières, socialistes, communistes et révolutionnaires à rejoindre la IIIe Internationale et de propager parmi les masses et les organisations prolétariennes les principes communistes. » Dans leur action, ils peuvent faire leur ce qu’écrivait Monatte dans la circulaire de lancement de la Vie ouvrière en avril 1919 : « Il s’agit d’abord de voir bien clair et de faire voir clair autour de nous. Etude, propagande, travail constructif doivent marcher de pair avec le coup de balai dans la maison du peuple et par tout le pays. » [14]

De mai 1919 à mars 1920, le Comité de la IIIe Internationale n’a pas de moyen d’expression propre, c’est la Vie ouvrière qui prend en charge l’information sur l’action pour l’adhésion au communisme. C’est ainsi qu’au fil des numéros on apprend que se constitue des groupes dans tel ou tel département, que telle ou telle section de la SFIO adhère au Comité. Si certains de nos lecteurs se mettaient à rêver en s’imaginant ces années de luttes comme une progression continue, il faudrait les en détromper. Les difficultés sont nombreuses tant sur le plan du combat politique que sur les questions d’organisation et en particulier celle des finances et de la diffusion du journal. Dans une réunion Monatte évoquera plus d’une fois ces problèmes. A titre indicatif la Vie ouvrière tire chaque mois à 25 000 exemplaires et possède un peu plus de 2 000 abonnés. C’est à partir du 1er mars 1920 que le Comité éditera un bimensuel qui deviendra un hebdomadaire : le Bulletin communiste dirigé par Souvarine.

Tout comme aujourd’hui, à l’intérieur du parti il n’est facile de convaincre les zimmerwaldiens de cœur de ne pas faire bloc, au nom de l’unité, avec le centre dit « reconstructeur » (de la IIe Internationale) dirigé par Longuet. Loriot critiquera cette attitude qui finalement ne fait que conforter la direction de la SFIO : « La majorité reste sur son terrain. La minorité longuétiste et certains zimmerwaldiens paraissent décidés à commettre la funeste erreur de faire au prochain congrès bloc avec elle. Je lutte de toute mon énergie contre cette défaillance qui enlève toute signification à l’opposition. » [15] Confronté à une réalité assez difficile, le Comité fonctionne comme une fraction. Il agit avec une extrême rigueur car il pense que c’est une nécessité pour affronter les réformistes, les dirigeants de la SFIO et faire basculer les organisations ouvrières dans le communisme. Le camp des réformistes est fortement organisé, il dispose de la direction du parti, des députés et de l’Humanité laquelle est quasiment fermée aux révolutionnaires. Le Comité sait qu’il n’y aura pas de ralliement spontané que tout dépend à la fois de la lutte de classe et de l’action de ses militants et sympathisants. Les idées ne peuvent se répandre, ne peuvent devenir forces matérielles que si elles sont portées par une structure politique organisée, alors le Comité se structure : ses membres ont une carte, payent des cotisations régulières, participent aux réunions. Les statuts de 1921 [16] instaure un bureau de quatre camarades nommés par la commission exécutive de 20 membres, elle-même élue par une assemblée plénière. Il existe, en outre, des sections locales.

En été 1920, ce sont trois représentants de ce Comité qui participeront au 2e congrès de l’Internationale communiste en 1920 : Lefebvre, Vergeat et Lepetit, lesquels périront en mer sur le chemin du retour. A ce congrès il y avait également Rosmer qui fut élu au Comité exécutif de l’IC. Il y avait aussi Cachin et Frossard mandatés par le congrès de Strasbourg de la SFIO pour prendre contact avec les bolcheviks. Il faut dire qu’à ce congrès, tenu en février 1920, le Comité de la IIIe Internationale avait obtenu 1621 mandats pour l’adhésion contre 3031.

Les rencontres des deux délégués du centre avec la direction de l’IC et le congrès montreront l’ampleur de la tâche à accomplir pour que la vieille SFIO, ou sa plus grande majorité possible, devienne membre de la IIIe Internationale. Lors d’une rencontre, Cachin et Frossard durent affronter des questions sans complaisance. Radek leur demande « Vous avez reconnu la nécessité de la dictature du prolétariat, mais en termes généraux. Comment l’entendez-vous en fait ? » Zinoviev s’interroge sur le devenir de la conférence des reconstructeurs inspirés par Longuet. Boukharine pose la question qui fait mal : « Condamnez-vous l’attitude de trahison du parti pendant la guerre ? ». Sadoul s’inquiète sur leur attitude vis-à-vis des marins de la Mer Noire (Marty et Tillon entre autres). Lozovsky pose cette question, que je soumets également à tous ceux qui ne jurent que par l’Organisation internationale du travail : « Que pense le parti de la nomination d’Albert Thomas au Bureau international du Travail ? » [17] Et pour se faire plaisir nous finirons avec la question de Chabline : « Quelle sera votre attitude vis-à-vis de votre gauche communiste ? » {18] Dans son compte rendu Frossard dit qu’avec Cachin ils ont répondu à toutes les questions sauf à celle de Boukharine car elle portait atteinte à la dignité de leur parti. En réalité les deux compères n’avaient peut-être pas complètement tiré toutes les leçons de leurs erreurs passées.

La discussion sur l’éventuelle adhésion de la SFIO fut assez dure au congrès de l’IC. Parmi les représentants français présents, Raymond Lefebvre insista sur le rôle néfaste des dirigeants de la SFIO dans la grève des cheminots de mai 1920, il déclare « seul le défectionisme des chefs à causé la défaite » et il conclut en se prononçant pour la création d’un parti communiste totalement étranger à la politique suivie jusqu’à ce jour par la direction de la SFIO. Guilbeaux, qui vivait à ce moment à Moscou renchérit sur ces propos, pour lui « Le PS français est en général un parti parlementaire qu’il est impossible d’accepter ici malgré les déclarations de ses représentants. La scission qui s’impose n’est malheureusement pas accomplie et ce n’est que lorsqu’elle sera faite, qu’il y aura en France un PC auquel adhèreront les partisans du camarade Loriot et les syndicalistes de la nuance Rosmer-Monatte. » [19] Le résultat final du congrès fut proposé par Zinoviev : l’adhésion de la SFIO sera possible si elle fait sienne les 21 conditions d’adhésion à l’Internationale communiste.

C’est sur ces bases que se prépare le congrès de Tours. Dans leur tour de France Cachin et Frossard feront effectivement campagne pour l’adhésion, mais sur la question de la modification de la politique du parti et la situation en France ils ne se distinguent guère de la fraction Longuet. Pour aller plus loin que les positions défendues par ceux qui revenaient de Moscou, le Comité de la IIIe fut mis en difficulté par la bourgeoisie française. En effet, depuis mai 1920 ses principaux animateurs sont en prison préventive sous le motif de complot. Monatte, Loriot, Souvarine et Monmousseau ne seront libérés qu’au début de 1921. Cela ne les empêcha pas de faire parvenir leurs opinion depuis leur cellules, mais les membres du Comité se devaient d’assurer l’action pour leur libération, chose que ne faisait pas les dirigeants de la SFIO, y compris les ralliés à l’adhésion à l’IC. Dans la Vie ouvrière du 26 juin 1920, Raymond Lefebvre écrivait : « Le complot aura eu ce mérite énorme de révéler aux socialistes, à l’immense majorité des militants que leur parti n’était ni révolutionnaire, ni pur de toute compromission bourgeoise, puisque la bourgeoisie se met en 1920 à poursuivre un Comité coupable de pratiquer ce que le parti transgresse. »

La « bolchvisation » ou la première « mutation » du PCF

L’Exécutif élargi de l’IC déclarait en 1925 que « La bolchévisation consiste à savoir appliquer les principes généraux du léninisme à chaque situation concrète dans chaque pays » et ajoutait que « La bolchévisation des sections de l’Internationale communiste consiste à étudier et à appliquer dans l’action l’expérience acquise par le Parti Communiste russe. » [20] Comprenne qui pourra !

Une chose est certaine, les Zinoviev, Treint et autres Ruth Fischer en Allemagne développèrent une pratique identique : écraser toute forme d’opposition, stériliser tout débat politique, réaliser le monolithisme idéologique pour atteindre les « 100 % de léninisme » comme l’écrivait un certain AL (sûrement Gulaski, représentant de l’IC à Paris) dans Les Cahiers du bolchevisme (publiés en remplacement du Bulletin communiste) du 24 novembre 1924. Pour atteindre ce but, une seule solution : « Les camarades comprennent que seules la théorie, la pratique et la politique données par Lénine et appliquées par ses élèves, sont vraiment justes et toutes les autres méthodes et théories développées même par les meilleurs révolutionnaires (comme Trotsky et Rosa Luxemburg) sont fausses et ne sont que survivances des anciennes méthodes et théories de la gauche social-démocrate. »

Ce ne devait pas être facile pour un militant de base dans sa cellule d’usine de demander à son secrétaire comment on pouvait être à la fois un des meilleurs révolutionnaires et être un social-démocrate de gauche. Le corps Lénine emprisonné dans son mausolée comme une divinité, la pensée et l’action étaient figées dans les canons édictés par les grands prêtres du « léninisme », même si ces canons pouvaient varier brusquement et sans explication alors les opposants devenaient des éléments de droite anticommuniste. Le fond politique cédait la place à la caporalisation, à la bureaucratisation et à la castration politique.

Dans leur lettre aux membres du PCF, datée du 22 novembre 1924 qu’ils rendent publique après le refus de la direction de la publier dans la presse du Parti et qui sonnera le glas de leur appartenance au PCF, Monatte, Rosmer et Delagarde dénoncent ce processus : « Il est beaucoup question d’homogénéité, d’alignement, de discipline. Du haut en bas du Parti, on établit une cascade de mots d’ordre auxquels on doit obéir sans comprendre et surtout sans murmurer autre chose que le sacramental : Capitaine vous avez raison ! [21] Une mentalité de chambre se crée et des mœurs de sous-offs s’installent. Il n’est question que de l’appareil à faire fonctionner, de permanents à installer. Bientôt la bureaucratie du Parti fera la pige à celle de l’État français. » Nous nous permettons de demander à nos lecteurs, membre d’une organisation du mouvement ouvrier et qui auraient des doutes sur l’efficacité de « leur parti » de méditer cette citation.

L’appareil devient la prunelle des yeux du Parti. Dans les thèses sur la tactique du PCF et sur les problèmes posés devant l’IC, adoptées à l’unanimité du Comité directeur moins deux contre (Monatte et Souvarine) et une abstention (Rosmer) [22] on remarque, à propos de la lutte dans le Parti russe, cette sentence valable universellement et depuis credo de tous les bureaucrates et apprentis bureaucrates : « C’est le rôle de l’appareil du Parti, sous l’impulsion de la vieille garde bolchévique formée à l’école de Lénine et à l’école de deux révolutions (1905 et 1917) de s’opposer activement à toute déviation. » Ceci sera confirmé par Ferrat qui, dans son Histoire du PCF, soulignera qu’une des tâches essentielles que le 5e congrès de l’IC a fixé au PCF est la « fondation d’un véritable appareil du Parti. » Loin de nous l’idée de contester le besoin d’un appareil pour un parti révolutionnaire mais celui-ci doit rester à sa place ; c’est-à-dire au service de la politique du parti. Cette politique étant élaborée par les militants du parti. Avec le recul du temps et les expériences historiques qui ont suivies, ici et là, qui aujourd’hui ne partagerait pas l’inquiétude exprimée par Marguerite Rosmer dans une lettre du 11 avril 1924 à Humbert-Droz : « Nous sommes mal engagés et dévorés par les fonctionnaires qui sortent de tous les côtés, qui sont dans la grande majorité incapables, dépourvus de sens politique et qui se rangent toujours du côté du plus fort pour ne pas lâcher le fromage. »

Les origines de cette phase de construction du PCF sont à rechercher d’une part dans la lutte qui se déroule alors à la direction du Parti russe [23] et d’autre part dans le compromis de Tours. La « bolchévisation » est une des principales conséquences de l’échec de l’Octobre allemand de 1923. Ce n’est qu’être fidèle à l’histoire que de dire que Lénine considérait l’Octobre russe de 1917 comme le prélude de la révolution mondiale et plus particulièrement de la révolution en Europe. Le dernier congrès de l’IC du vivant de Lénine déclare : « Le 4e congrès mondial rappelle aux travailleurs de tous les pays que la révolution prolétarienne ne pourra jamais vaincre à l’intérieur d’un seul pays, mais dans le cadre international, en tant que révolution prolétarienne mondiale. » [24] Or, la fin de l’année 1923 sera marquée par l’échec de la révolution bulgare et surtout par celui de la révolution allemande.

L’occupation de la Ruhr par l’armée française ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences révolutionnaires. L’échec de la résistance passive prônée par le gouvernement allemand laissait la bourgeoisie dans un cul-de-sac, à moins que le Parti communiste allemand ne tire pas toutes les conclusions que la situation imposait. C’est ce qui se produisit. L’échec de l’Octobre allemand est avant tout celui de la direction de l’IC. Ainsi Staline, dans une lettre du 7 août 1923 à Zinoviev et Boukharine, osait écrire : « Selon moi, on doit retenir les Allemands et non pas les stimuler. » Mais, la Pravda du 25 mai 1924 tirait une conclusion plus proche de la situation réelle de 1923 : « Il est clair qu’alors le Parti communiste [allemand] avait avec lui la majorité de la population ; il aurait pu combattre avec toutes les chances de réussir. » Mais cela arrive trop tard ; par contre cela illustre les variations brusques dont le stalinisme sera coutumier du fait par la suite.

La principale conséquence de cet échec sera ce que l’on pourrait appeler la « fin » des possibilités concrètes de développement de la révolution européenne. Ce sera l’acte de naissance du dogme du « socialisme dans un seul pays ». Qui dit socialisme dans un seul pays, dit pas besoin de parti mondial de la révolution. La transformation de la 3e Internationale sera le fait de la « bolchévisation ». Zinoviev commencera le travail, il fera le plus difficile et Staline achèvera la besogne jusqu’à dissoudre, en 1943, sur l’autel de la coexistence pacifique, une organisation internationale devenue inutile.

La construction du parti révolutionnaire compromise

Si dans le jargon du mouvement ouvrier militant il existe un mot dont le sens est particulièrement ambigu, c’est bien celui de « bolchévisation ». Avant tout, nous ne résistons pas au plaisir de rappeler ce que Lénine pensait du terme « bolchevik » : « Ce nom est absurde et barbare » qui « n’exprime absolument rien, sinon ce fait accidentel qu’au congrès de Bruxelles-Londres, en 1903, nous eûmes la majorité. » Ironique, il ajoutait « peut-être proposerais-je aux camarades un ‘’compromis’’ : celui de nous appeler Parti communiste tout en gardant, entre parenthèse, le mot ‘’bolchevik’’. » [25] Voilà une parenthèse qui aura fait parler d’elle après la mort de Lénine.

L’année 1923 sera pour la section française de l’IC le début de son véritable dégagement du réformisme social-démocrate. Si le congrès de Tours avait sanctionné la rupture organisationnelle avec les sociaux-démocrates, il n’avait pas pour autant créé un authentique parti communiste. La SFIC n’apparaissait pas totalement dégagée de la SFIO, au point que des militants ouvriers comme Monatte ou Monmousseau restaient volontairement à l’extérieur. L’année 1923 sera marquée par l’épreuve du feu pour la SFIC : la lutte contre l’occupation de la Ruhr par les troupes de l’impérialisme français. Cette lutte fut conduite de façon révolutionnaire et internationaliste qui valut aux militants du PCF et des JC de subir une terrible répression. 1923, ce sera également le départ de Frossard et surtout l’arrivée des syndicalistes révolutionnaires qui restaient encore hors du PCF. Sans exagération on peut considérer, avec Trotsky, cette année comme la véritable naissance du Parti communiste en France : « Les plus grandes difficultés l’attendent encore, mais on peut dire avec confiance, en toute certitude qu’un parti communiste authentique existe, vit et grandit en France. » [26]

Cet élan fut brisé par les débuts de la « bolchévisation ». Aux pratiques, déjà décrites, il faut ajouter le dénigrement des luttes menées par le PCF en 1923-24. Dans Les Cahiers du bolchévisme du 15 juin 1925, sous la signature d’Alfred Lepetit (pseudonyme du représentant de l’IC Guralski) on peut lire : « Il n’y a jamais eu en France de Parti communiste actif et travailleur. » Dans le numéro du 1er juillet 1925 de la même revue ; André Marty, sans dire un mot sur l’action contre l’occupation de la Ruhr, écrit : « La guerre nous a surpris sans que nous possédions une littérature claire à l’usage des soldats et des marins. » En 1929, Sémard confirme dans une brochure cette version déformée : « Les chefs de la gauche (Souvarine, Treint et autres) et ses cadres décidés à lutter contre l’opportunisme de Frossard et de ses amis n’étaient aucunement aptes par ailleurs à se lier au mouvement ouvrier français et à le diriger. (…) Au Conseil national de Boulogne (janvier 1923) on pouvait croire que, guidé par une direction où les éléments de gauche dominaient, le Parti était devenu un bon parti communiste. Une année allait suffire pour démontrer qu’on n’en était pas encore là. » [27]

Dernière observation sur la « mutation » de l’époque, elle concerne la composition du PCF et surtout de sa direction. Fait remarquable, Ferrat note que dans cette période le taux de renouvellement des effectifs du PCF fut de 70 %. Au niveau de la direction, c’est le même phénomène qui se produit. Le poids des « fondateurs » va en diminuant. Au congrès de Clichy en 1925, les nouveaux membres du Comité directeur représentent 57 % de cette instance et ceux d’avant 1923 seulement 24 %. A celui de Lille, en 1926, les nouveaux représentent 61 % du Comité directeur et les « anciens » seulement 14 % et on ne compte plus qu’un membre du Comité de la 3e Internationale : Vaillant-Couturier [28]. Par contre Cachin, l’homme du centre, le social-patriote de 1914, est toujours là et passera toutes les phases d’évolution du PCF jusqu’à sa mort en 1958.

Tel est l’état organisationnel et idéologique du PCF. Le Manuel d’histoire du PCF, publié par la direction en 1964, considère qu’à cette période le PCF « commence à se forger une direction collective vraiment ouvrière et à se débarrasser des fractions organisées à l’intérieur de ses rangs. » dans les faits, c’est relativement exact. Mais à quel prix ? Le prix c’est l’élimination de la gauche communiste et la prise du pouvoir par le vieux centre réformiste lequel entrera le plus naturellement du monde en communion avec les centristes de Moscou. Le prix c’est, également, l’interruption du processus de construction d’un parti révolutionnaire. Le parti qui sort de cette période entre dans la phase du réformisme de type stalinien. S’il ne change pas de nom, il n’est plus tout à fait cette section de l’IC à laquelle aspiraient les militants du Comité de la 3e Internationale, comme Raymond Lefebvre, Jules Lepetit et Marcel Viegeat délégués à part entière au 2e congrès de l’IC en juillet 1920. [29]

Cela vient confirmer l’opinion de Rosmer, Monatte et Delagarde après leurs exclusions : « Nous avons donné notre adhésion à l’Internationale communiste ; nous ne connaissons pas de « léninisme » ou de « trotskysme ». Lénine vivant, l’Internationale a été assez vaste pour embrasser Trotsky et le soit-disant trotskysme, ainsi que l’opposition ouvrière russe et de par le monde de nombreux éléments venus du syndicalisme révolutionnaire.

Le léninisme sans Lénine nous fait peur. Sous le couvert d’un nom que nous vénérons certainement autant et peut-être davantage que ceux qui se réclament de lui tout en piétinant ses dernières recommandations on travaille à défaire, à délier le faisceau révolutionnaire international que Lénine s’était employé à lier.

Dans tous les pays, des symptômes de malaise et de dissociation se manifestent. Si l’on y prend garde, sous la bannière du léninisme on marchera à une régression de l’Internationale, à un affaiblissement de ses forces, à un étriquement de sa pensée. » [30]

La prise du pouvoir par le centre

Le parti né à Tours n’est pas encore tout à fait un parti communiste. Il est le produit d’un compromis, d’un double pari sur l’avenir; celui de la gauche qui pense pouvoir construire ce parti en s’appuyant comme elle l’avait fait jusque là sur la lutte de classe et celui du centre qui, surfant sur l’immense impact de la révolution russe, restait à la direction du parti. Point de vue a posteriori ? Pas si sur. Écoutons un des membres de la gauche communiste de l’époque. Dans le numéro du 1er mars 1922 de la revue Clarté, Vaillant-Couturier écrit : « Une machination sans portée, échafaudée par les éléments opportunistes du parti, avait rassemblé, sous le nom de Comité pour la reconstruction de l’Internationale, tous ceux qui, habitués davantage aux manœuvres politiciennes qu’à la netteté dans les idées, s’efforçaient de croire qu’une paix boiteuse était possible entre les éléments irréductiblement antagonistes du Parti et de l’Internationale. C’est avec eux ou, du moins, avec leur gauche que le Comité de la IIIe Internationale, dont les principaux leaders étaient emprisonnés sous l’inculpation de complot eut à négocier. Participant à la fois de la droite et de la gauche, ces éléments mixtes, ralliés à la IIIe Internationale au retour de Russie de Cachin et de Frossard, devaient fatalement apporter dans le futur parti communiste en même temps que leur stock de popularité tout leur bagage de traditions opportunistes et démocratiques. La gauche communiste n’ignorait pas cela. Elle acceptait ses alliés nouveaux avec le ferme espoir de les convertir. Au surplus, ces alliés lui apportaient les avantages d’un personnel politique exercé. La gauche et l’Internationale leur firent de nombreuses, nécessaires et dangereuses concessions. Ce furent donc les opportunistes de la veille, ceux qui appartenaient par toute leur formation à l’ancien monde socialiste qui entreprirent la tâche principale de propager en vue du congrès de Tours l’idéologie des éléments nouveaux. »

L’opinion exprimée par Vaillant-Couturier est celle du Comité de la IIIe Internationale. Dans un premier temps celui-ci décide de maintenir son activité et que sa disparition sera possible dès que « le parti sera devenu un parti communiste. » (15 – BC 20 janvier 1921). Le Comité mettra fin à son activité le 31 octobre 1921, à la demande de l’Exécutif de l’Internationale, même si son but n’était pas encore complètement atteint.

Avec le recul du temps on peut dire que cette décision fut une erreur. Le centre prend sa revanche après l’exclusion des « zinoviévistes » qui, eux, ont réussi là où il avait échoué en 1922 : éliminer du PCF la gauche issue du Comité de la 3e Internationale. Le centre était désormais libéré du compromis qu’il avait dû passer au congrès de Tours. Rallié en paroles, le centre n’a jamais vraiment changé politiquement, le communisme n’était qu’un bon slogan pour conserver la direction du Parti et plus si possible. Cela sera assez bien illustré sur la « mutation » du front unique auquel le centre rechignait en union de la gauche au sommet à partir de 1934. Voici comment, dans la préparation du congrès de 1922, s’exprime Cachin : « Est-ce la discussion sur le front unique qui va nous scinder en deux groupes irréductibles ? Je veux rappeler ici une formule décisive de Trotsky ‘’Il s’agit de conquérir l’âme du prolétariat de toutes les manières.’’ La conquête de cette âme des prolétaires, c’est le but et il importe seul ; quant aux formes que nous emploierons pour cette conquête, le front unique en est une au sujet de laquelle nous avons élevé en France des réserves. » [31] Il n’y aura plus de réserve, et sûrement une réelle satisfaction quand, lors de la réunion du 14 juin 1934 de l’exécutif de l’IC Manouilski déclara : « Nous devons avoir un programme de lutte concret : ni la dictature du prolétariat, ni le socialisme mais un programme qui amène les masses à lutter pour la dictature du prolétariat et le socialisme. » [32] Voici instaurer la notion d’étapes pour parvenir à un but désormais considéré contre quasiment inatteignable.

Pour préciser les convergences idéologiques entre le centre et celui qui est en train de prendre le pouvoir à Moscou, rappelons les positions défendues par Staline en mars 1917. Sur le gouvernement provisoire issu de la révolution de février il adopte une position qu’on pourrait qualifier de centriste : « Dans la mesure où le gouvernement provisoire consolide les progrès de la révolution, il faut le soutenir ; dans la mesure où ce gouvernement est contre-révolutionnaire, il est inadmissible qu’on le soutienne. » [33] Quels ravages fera dans l’histoire du mouvement ouvrier ce pseudo-dialectique « dans la mesure où ». Sur la question de la guerre, que le gouvernement provisoire veut continuer, Staline propose de « faire pression sur le gouvernement provisoire en exigeant qu’il se déclare d’accord pour l’ouverture immédiate de pourparlers de paix. » [34] Enfin il limite les objectifs de la révolution à l’élection sans tarder de l’Assemblée constituante qui dit-il est la « seule institution faisant autorité pour toutes les couches de la société et susceptible de couronner l’œuvre de la révolution. » [35]

En France, la « bolchévisation » aura poursuivi et atteint deux objectifs : discréditer Trotsky et écraser dans le PCF les syndicalistes révolutionnaires. Courant 1923-24, les faits viennent attester que le PCF développa une pratique révolutionnaire comme l’illustre la lutte contre l’occupation de la Ruhr par l’impérialisme français et qui restera une de ses actions les plus glorieuses. Quant à la question de savoir pourquoi les ouvriers se sont encore tournés vers le PCF après la « bolchévisation » c’est, comme le soulignait Souvarine en 1922, que le centre ne manque pas d’un certain flair politique. Il prouvera qu’avec une phraséologie à consonance révolutionnaire il n’est pas impossible de ne jamais préparer la classe ouvrière à la révolution.

Pour tout communiste, membre ou non d’une organisation se réclamant du communisme, qui refuse de se résigner à l’absence de parti communiste, démocratique et révolutionnaire il n’y a pas d’autre tâche que de reprendre le processus de Tours avant que le centre ne l’enterre. Pour cela même si elle n’apportera pas de solutions prête à l’emploi, la connaissance de notre histoire est indispensable.

Cet article est une nouvelle version, revue et augmentée, de l’article publié dans Prométhée (numéro 1, 2e trimestre 1989), puis dans Les Cahiers Léon Trotsky (numéro 41, mars 1990) et traduit en anglais dans Trotskt and the origins of trotskyism (Francis Boutle Publishers, 2002)

1.- Lénine, Note d’un publiciste, Œuvres, tome 33, page 211.
2.- Cité par Louise Bodin dans Le Drame politique du congrès de Paris, Éditions des cahiers communistes, 1922.
3.- Le Bulletin communiste fut fondé le 1er mars 1920 comme organe du Comité de la 3e Internationale et devint l’organe du PCF le 10 novembre 1921.
4.- Bulletin communiste du 5 avril 1923.
5.- La Révolution prolétarienne, numéro 1, janvier 1925.
6.- Bulletin communiste du 18 avril 1924.
7.- Bulletin communiste du 9 mai 1924. Quand Monatte écrit « la présence et l’action des ouvriers auraient tonifié le Parti » nous rétablissons ses propos exacts suite à une rectification du Bulletin communiste du 16 mai 1924. La première version indiquait « terrifié le Parti » (sic).
8.- Archives Humbert-Droz.
9.- Nous avons publié le programme du PCF pour ces élections dans Prométhée, 1er trimestre 2002, juste avant les élections présidentielles et législatives de l’an passé.
10.- Cité par André Ferrat dans Histoire du PCF, 1931.
11.- Dans un article intitulé Nos crimes (Bulletin communiste du 7 mars 1924) Souvarine rétablit les faits : 22 reproductions de textes de la majorité du Parti russe contre 5 pour l’opposition.
12.- On sait ce qu’il advint du Parti polonais, il fut intégralement décimé par le stalinisme.
13.- Voir l’article La fondation du PCF publié dans Prométhée du 2e trimestre 2000.
14.- La Vie ouvrière reparaîtra le 30 avril 1919 après cinq ans d’interruption. Dans la Lutte syndicale. Maspéro, 1976, page 160
15.- Citée par Rosmer dans le Mouvement ouvrier pendant la première guerre mondiale. Tome 2, page 201
16.- Archives nationales, F7- 13-091
17.- Albert Thomas est un dirigeant de la SFIO
18.- La totalité des questions est reproduite par Annie Kriegel dans son livre Aux origines du communisme français. Flammarion, 1969, page 263
19.- Cité par Annie Kriegel dans son livre Aux origines du communisme français. Flammarion, 1969, pages 178 et 179
20.- Cité par André Ferrat dans Histoire du PCF, 1931.
21.- Allusion au fait que Treint était sous-officier de réserve.
22.- Thèses publiées dans le Bulletin communiste du 28 mars 1924.
23.- Dans son livre Autour de la « bolchévisation » du PCF dans la classe ouvrière française et la politique (1980) Danièle Tartakovsky note que la « bolchévisation » est « l’instrument dans la lutte que mène le triumvirat (Zinoviev-Kamenev-Staline) contre Trotsky. ».
24.- Les quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste, réédition Maspéro, 1969, page 166.
25.- Lénine, Œuvres, tome 25, page 492.
26.- En date du 25 mars 1923, introduction de Trotsky à son livre Le Mouvement communiste en France. Éditions de Minuit, 1967, page 275.
27.- Pierre Sémard, Dix ans de luttes pour la révolution mondiale, 1929. Rappelons que Sémard sera élu au Comité central au 3e congrès en 1924.
28.- Pourcentages établis d’après les chiffres donnés par Le PCF étapes et problèmes, Éditions sociales, 1981.
29.- Ils périrent en mer lors de leur retour en France.
30.– La Révolution prolétarienne numéro 1, janvier 1925. Quand les auteurs évoquent les « dernières recommandations » de Lénine, il s’agit de son testament dont Rosmer avait eu connaissance à Moscou et dont la direction du PCF ne soufflait mot
31.- Bulletin communiste du 12 octobre 1922.
32.- Préface de L’Internationale communiste et la lutte contre le fascisme et la guerre, Éditions du progrès, 1980, page 11.
33.- Cité par Trotsky, La Révolution russe (février).
34.- La Pravda du 16 mars 1917. Cité dans le tome 3 des œuvres choisies publiées en 1976 par Norman Béthume Éditeur.
35.- La Pravda du 18 mars 1917. Cité dans le tome 3 des œuvres choisies publiées en 1976 par Norman Béthume Éditeur.

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