Alfred ROSMER

Par Emile Fabrol

Publié en mai 2007 (numéro 68 de la revue Prométhée)

itinéraire d’un révolutionnaire

Afred et Margueritte ROSMER

A LA VEILLE de la déclaration de la première guerre mondiale, trois jours après l’assassinat de Jaurès, le 2 août 1914 à la salle Wagram, Cachin déclarait «il faut accomplir maintenant, comme le proclamait Jaurès, tout notre devoir envers la patrie (…) Nous promettons défaire à la fois tous nos devoirs de Français et de socialistes fidèles à l’Internationale.» Les choses étaient on ne peu plus claires. L’Internationale venait de sombrer, dans le chauvinisme, chaque section prenant le parti de sa propre bourgeoisie en guerre. Cachin promettait d’envoyer les ouvriers français à la boucherie impérialiste. Jouhaux, secrétaire général de la CGT, acceptait une mission de commissaire de la nation, les députés socialistes votaient les crédits de guerre, Sembat et Guesde – Guesde le « marxiste » de la SFIO – devenaient ministres, Hervé malgré son violent antimilitarisme se faisait «crieur chauvin sur la place publique» selon l’expression de Zinoviev.

C’était l’aboutissement logique de longues années d’opportunisme. Lénine écrira, en 1915, «le social-chauvinisme et l’opportunisme ont le même contenu politique : la collaboration de classe, le reniement de la dictature du prolétariat, la renonciation aux actions révolutionnaires, la servilité devant la légalité bourgeoise, le manque de confiance dans le prolétariat, la confiance dans la bourgeoisie (…) Le social-chauvinisme est l’opportunisme achevé. » [1]

En France, ils ne furent pas nombreux les militants ouvriers qui résistèrent à l’ouragan du chauvinisme détruisant tout sur son passage de l’indépendance politique de la classe ouvrière à l’internationalisme en passant par les résolutions des congrès socialistes mondiaux de Stuttgart, Copenhague et Bâle. Ces derniers avaient pourtant appelé le prolétariat à empêcher la guerre impérialiste, et si elle devait néanmoins éclater la faire cesser en utilisant «de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter le chute de la domination capitaliste. » [2]

C’est autour de la Vie ouvrière (VO), journal fondé par Monatte en 1909, au 96 quai de Jemmapes à Paris, que se retrouvaient ceux qui refusaient d’entrer dans l’union sacrée. Monatte, Rosmer et leurs camarades étaient des syndicalistes révolutionnaires. Ils n’avaient jamais caché leur aversion pour le parlementarisme de la social-démocratie officielle. Ils étaient convaincus, dans la continuité de la Commune de Paris et la 1ère Internationale que «l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.» Mais ils n’étaient ni de vulgaires spontanéistes ni des anarcho-syndicalistes. Dans sa thèse, Aux origines du communisme français, Annie Kriegel dit que la VO était une «formation originale d’un secteur du mouvement ouvrier (…) socialement, c’est un alliage spécifique d’intellectuels et d’ouvriers; nationalement, c’est une centrale d’information largement ouvertes aux expérience étrangères; idéologiquement, c’est l’incubateur du syndicalisme révolutionnaire.»

Ceci est correct, mais incomplet. Nous ajouterons que le groupe de la VO représentait cette tradition de lutte directe de la classe ouvrière. Il représentait cette avant-garde qui refuse les compromissions et autres contorsions qui conduisent un jour ou l’autre à l’abandon du terrain de classe. Écoutons à ce sujet Rosmer: «Syndicalistes révolutionnaires et socialistes des partis de la Ile Internationale suivaient deux voies différentes. Même les démonstrations communes organisées contre le danger de guerre quand la menace s’en précisait ne pouvaient faire disparaître les divergences qui les opposaient ; elles les atténuaient à peine. Les syndicalistes révolutionnaires poursuivaient leur activité et la réalisation de leurs objectifs immédiats ou lointains, par l’action directe de leurs organisations; ils ignoraient ou dénonçaient les opérations parlementaires du parti socialiste dont les dirigeants ne leur inspiraient nulle confiance. Sans doute les socialistes russes échappaient à cette condamnation globale et définitive, on les savait d’une autre trempe ; on ne pouvait nier qu’ils fussent révolutionnaires, et avec eux les divergences ne pouvaient être que de méthodes ; ce n’est pas à eux qu’on aurait pu reprocher de se servir du socialisme pour fair carrière» [3].

En réalité, la VO fut «l’incubateur » du communisme en France, c’est ce qu’avaient compris Lénine et les bolcheviks qui tenaient, à tout prix, les voir adhérer à l’IC.

C’est ce groupe que devait rencontrer Trotsky lors de son séjour à Paris, où il était officiellement correspondant de guerre du journal libéral Kievskaïa Misl et où il animait, dans un premier temps avec Martov, un quotidien socialiste en langue russe Nachè Slovo qui devait subir régulièrement les effets de la censure gouvernementale. De la rencontre entre Nachè Slovo et la Vie ouvrière naquît une collaboration politique étroite. L’horizon du petit groupe d’internationalistes français s’élargissait comme l’exprime Rosmer évoquant la rencontre avec Trotsky : « Nous eûmes tous l’impression que notre groupe venait de faire une recrue remarquable ; notre horizon s’élargissait ; nos réunions allaient prendre une nouvelle vie ; nous éprouvions un grand contentement. » [4]. Les deux groupes préparèrent ensemble la conférence de Zimmerwald, où les représentants français furent Merrheim et Bourderon. Rosmer ne put y participer comme c’était prévu car il fut mobilisé à ce moment-là.

Les effets de la mobilisation, qui épargnèrent passablement les dirigeants majoritaires de la CGT, entraînèrent la suspension de la VO. Avant d’être mobilisé, Monatte démissionna du comité confédéral de la CGT. Dans sa lettre de démission il met l’accent sur deux point fondamentaux : l’indépendance politique de la classe ouvrière et l’internationalisme. Sur le premier point, Monatte déclare : « Les travailleurs conscients des nations belligérantes ne peuvent accepter dans cette guerre la moindre responsabilité ; elle pèse, entière, sur les épaules des dirigeants de leurs pays. Et loin d’y découvrir des raisons de se rapprocher d’eux, ils ne peuvent qu’y retremper leur haine du capitalisme et des États. Il faut aujourd’hui, il faudrait plus que jamais conserver jalousement notre indépendance, tenir résolument aux conceptions qui sont les nôtres, qui sont notre raison d’être. » Sur le second point, Monatte précise : « Si l’humanité doit connaître un jour la paix et la liberté, au sein des États-Unis du monde, seul un socialisme plus réel et plus ardent, surgissant des désillusions présentes, trempé dans les fleuves de sangs d’aujourd’hui, peut l’y mener. Ce n’est pas, en tout cas, les armées des alliés, non plus que les vieilles organisations déshonorées qui le peuvent.» Ces paroles retentissent encore aujourd’hui même si les situations historiques et politiques sont loin d’être rigoureusement les mêmes.

Le tournant de Zimmerwald

Mais que fut cette conférence de Zimmerwald, tenue en Suisse du 5 au 8 septembre 1915 ? Rosmer écrira [5] «Zimmerwald devient un de ces mots chargés de sens qu’il suffit de prononcer pour provoquer les différenciations fondamentales. » En effet, un an après le déclenchement de la guerre et dans une période où toute victoire rapide relevait de la propagande guerrière, Zimmerwald est la première manifestation du courant international contre cette guerre. 38 délégués de douze pays (Allemagne, Angleterre, Bulgarie, France, Hollande, Italie, Norvège, Pologne, Roumanie, Russie, Suède et Suisse) se rassemblèrent suite aux démarches des socialistes italiens et suisses. Après une discussion parfois vive, comme il se doit entre militants ouvriers qui ont vraiment un point de vue à défendre et qui ont horreur des résolutions restées lettres mortes, un manifeste fut adopté à l’unanimité. Les bolcheviks ayant vu leur projet mis en minorité votèrent le texte rédigé par Trotsky. Lénine écrira : «Le manifeste adopté marque un pas en avant vers la rupture idéologique et pratique avec l’opportunisme et le social-chauvinisme. Mais en même temps, comme l’indiquera notre analyse, il pèche par inconséquence et insuffisance» [6]

Certes, le manifeste déclare que «la guerre qui a provoqué tout ce chaos est le produit de l’impérialisme», il désigne clairement les responsables : «les gouvernements – monarchiques ou républicains – , la diplomatie secrète, les puissantes organisations patronales, les partis bourgeois, la presse capitaliste, l’Eglise.» Il flétrit les socialistes ayant sombrés dans l’union sacrée et «accepté, devant la classe ouvrière, de partager avec les classes dirigeantes les responsabilités.» S’il souligne que la nécessaire lutte pour la paix est aussi la lutte pour le socialisme, il reste vague sur ce sujet. Et surtout il ne s’engage pas nettement pour la mise en chantier d’une 3e Internationale dégagée de l’opportunisme. Il se contente – si l’on peut dire – d’affirmer «nous nous sommes réunis pour renouer les liens brisés des relations internationales» dans le mouvement ouvrier. Mais, dans le contexte de 1915, c’est déjà énorme. Rosmer écrira plus tard [7] «La première étape, celle du travail ingrat et difficile est achevée.» La censure bourgeoise et les sociaux-chauvins ne se trompèrent pas sur le sens profond de la conférence de Zimmerwald. Un exemple, l’Humanité, du 9 novembre 1915, sur le ton de la calomnie, d’une calomnie que l’on ré-entendra à maintes reprises, condamne en ces termes les réunions tenues par Merrheim et Bourderon «ils s’étaient rendus sans aucun mandat du parti, pour y conférencier sur la question de la paix avec d’autres socialistes de pays neutres ou belligérants pour la plupart eux-mêmes sans mandat.» En d’autres termes, ceux de Zimmerwald n’auraient représenter qu’eux-mêmes. Mais l’histoire leur a donné raison et l’actualité remet leur démarche politique à l’ordre du jour.

Le travail commencé à Zimmerwald se développa et se concrétisa politiquement à la conférence de Kienthal, tenue toujours en Suisse du 24 au 30 mai 1916. Le manifeste de Kienthal appellera les prolétaires à exiger «la fin immédiate de la collaboration socialiste aux gouvernements capitalistes en guerre» et à exiger également «des parlementaires socialistes qu’ils votent désormais contre les crédits demandés pour prolonger la guerre » Ces revendications étaient contenues dans le projet des bolcheviks à Zimmerwald. Quant à la résolution intitulée l’attitude du prolétariat en face des problèmes de la paix, elle jette les bases du programme de la future Internationale communiste sur cette question. Elle met en garde contre l’illusion «tendant à supprimer les dangers de guerre par la limitation générale des armements, par l’arbitrage obligatoire.» Elle affirme un principe toujours d’actualité : «En abolissant la propriété privée des moyens de production, le socialisme élimine en même temps que l’exploitation des masses par les classes dominantes l’oppression des peuples et, par le fait même, les causes de la guerre. C’est pourquoi la lutte pour une paix durable n’est en somme que la lutte pour la réalisation du socialisme.» La question d’une nouvelle Internationale était finalement posée. Le projet commun de Naché Slovo et de la Vie ouvrière dit : «Une nouvelle internationale ne pourra être édifiée que sur la base des principes inébranlables du socialisme révolutionnaire; à sa création, ne pourront prendre part les alliés des gouvernants, les ministres, les députés domestiqués, les avocats » [8]

Après la conférence de Zimmerwald, le travail politique des minoritaires internationalistes se structura. Rosmer entreprit la publication de la Lettre aux abonnés de la Vie ouvrière [9], dont le premier numéro paraîtra le 1er novembre 1915; II marque la naissance du mouvement zimmerwaldien français. Cette lettre avait une format original, elle tenait dans une enveloppe afin de contourner la censure. Dans la première lettre, Rosmer écrit «Si nous avions accepté défaire notre partie dans le chœur de ceux qui, subitement trouvèrent a la guerre des vertus, ces obstacles [il s’agit de la non-parution de la VO] eussent été facilement surmontés. Mais c’eut été pour vivre perdre toute raison de vivre.» Puis il décrit la puissance de la propagande de la classe dominante en l’absence de toute forme d’indépendance de classe : « Guerre libératrice, guerre de la civilisation contre la barbarie, guerre de races, guerre du droit, nécessité d’abattre le militarisme ennemi, guerre pour tuer la guerre, guerre pour le principe des nationalités, pour l’indépendance des petites nations, nous ne voyions rien de tout cela dans l’énorme conflit qui se déclenchait. Nous reconnaissions les clichés que les gouvernements ressortent au début de chaque tuerie et dont ils se servent les uns contre les autres. Georg Brandès rappelait, il y a quelques mois, dans une lettre à Clemenceau, qu’en 1870 on disait que cette guerre serait la dernière. Mais dans le désarroi où les plongèrent l’effondrement du socialisme et du syndicalisme, beaucoup de travailleur se raccrochèrent à l’une ou à l’autre de ces explications, qui leur apparaissaient comme une planche de salut. On leur offrait une contrefaçon d’idéal. Ils l’acceptèrent. Une presse unanime faussa insensiblement les jugements. Depuis, beaucoup d’entre eux se sont ressaisis : le simple développement des événements a suffi à leur ouvrir les yeux, à les mettre en face du vrai problème. »

Dans la troisième lettre (décembre 1916), Rosmer proteste en ces termes contre l’expulsion de Trotsky : « Les gouvernements de pays belligérants, ceux de l’Entente comme ceux des Empires centraux, ont un même ennemi le zimmerwaldien, un même ami le socialiste domestiqué.» Il épingle le ministre Sembat qui, le 7 août 1916 devant le Conseil national du Parti socialiste, avait interpellé les zimmerwaldiens en ces termes : «Il m’apparaît qu’à mesure que notre position s’accentue, par une psychologie dont vous ne vous rendez peut-être pas compte, les événements se déforment grossièrement à vos yeux. Iil y a là une déviation mentale sur laquelle j’appelle votre attention. Vous êtes d’une sévérité outrée pour la France et d’une complaisance singulière pour l’ennemi. (…) J’estime, pour mon compte, que la majorité a le devoir de réagir contre la propagande que la minorité organise avec une inlassable activité. Il ne faut pas laisser se prolonger cette sorte de corruption de l’esprit public en général et de l’esprit socialiste en particulier. »

II y avait là une sorte d’hommage du vice à la vertu. Au delà de la reconnaissance de l’action de la gauche zimmerwaldienne en France, nous retrouvons l’essence éternelle des arguments de ceux qui ont abandonné le terrain de lutte de la classe ouvrière contre ceux qui s’y maintiennent contre vents et marées. Aujourd’hui vous êtes des anormaux, demain vous faites le jeu de la bourgeoisie (Rosmer réplique ainsi à Sembat et Renaudel «Après cela, il ne restait plus qu’à traiter les adversaires de boches »), après-demain on vous fait fusiller ou assassiner.

Au retour en France de Merrheim et de Bourderon, à partir du groupe de la VO se constitua le Comité d’action internationale, qui se transforma, début 1916, en Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI) où progressivement, se retrouvèrent la minorité de la SFIO autour de Loriot, le Comité de défense syndicaliste d’inspiration anarchisante et animé par Péricat qui, en 1919, devait créer un éphémère parti communiste, les éléments radicalisés de 1’Association républicaine des anciens combattants (ARAC) et les intellectuels révolutionnaires regroupés autour du journal Clarté. En mai 1919, le CRRI se transforme en Comité de la Troisième Internationale. Le CRRI travaillait à la fois en direction de la CGT avec sa section « syndicale » et en direction de la SFIO avec sa section « socialiste ».

Certes, il n’était pas politiquement homogène, Merrheim et Bourderon le quittèrent pour le marais centriste, Péricat pour l’ultra-gauche. Mais il sera le terreau de la régénération du socialisme en France, l’organisation qui défendra la Révolution russe, 1’organisation qui sera invitée au congrès constitutif de l’Internationale communiste. Face à la trahison des Cachin, Jouhaux Guesde et consorts il aura sauvé l’honneur révolutionnaire de la classe ouvrière de France. Ceci n’aurait pas été possible sans l’existence et la constance de militants comme Rosmer qui n’avaient jamais trempé dans les magouilles de l’opportunisme.

Au moment où éclate la Révolution russe, les zimmerwaldiens français se portent immédiatement à ses côtés. Le CRRI diffuse un tract où l’on relève le passage suivant : « Camarades et amis, il ne suffit pas de glorifier le prolétariat russe. Il est de notre devoir et de notre intérêt de se ranger à côté de lui en bataille pour assurer sa victoire et pour transformer la Révolution russe en Révolution internationale.» Ce tract s’achève sur l’appel suivant : « Partout les peuples révoltés doivent se débarrasser de leurs gouvernements de classe pour mettre à leur place les délégués et ouvriers et des soldats passés au peuple. La Révolution russe est le signal de la Révolution universelle. Et la Révolution universelle assurera le succès définitif de la Révolution russe, et à la guerre mondiale doit répondre la Révolution mondiale. Redoublons d’énergie et de zèle. Travaillons pour la Paix, pour la Révolution sociale ! Que partout, dans les usines, dans les faubourgs et dans les campagnes retentissent les cris : A bas la guerre ! A bas le capitalisme ! Vive la Révolution universelle ! »

La réaction d’un Cachin est tout autre. Celui qui avait déjà joué le rôle de commis voyageur de l’impérialisme français en Italie (après Zimmerwald), se rend en Russie pour obtenir du gouvernement de Kerensky 1’engagement de poursuivre la guerre aux côtés de l’Entente.

Pour Rosmer, la Révolution russe c’est la rencontre avec le marxisme, pas le marxisme avili par les opportunistes d’avant 1914, mais le marxisme révolutionnaire grâce auquel les masses ouvrières ne montent plus seulement à l’assaut du ciel, mais prenant en main directement leurs affaires, détruisent la vieille machine de l’État bourgeois et instaurent leur État. Ceci le conduira naturellement à la nécessité du parti d’avant-garde. C’était l’aboutissement de toute son action jusqu’alors.

En 1919, la Vie ouvrière reconstituée sera l’organe, en France, de la défense conséquente de la Révolution russe, et de l’extension de la révolution en Europe, seule issue pour mettre fin au danger de guerre impérialiste. Elle sera, de fait, l’organe clé l’adhésion à l’IC. Dans le numéro du 30 avril 1919, Rosmer écrit «la Vie ouvrière est allée à Zimmerwald et à Kienthal. Elle adhère de grand cœur à la Troisième Internationale.» Cet engagement lui vaudra maintes fois de subir les coupes sombres de la censure gouvernementale. En mai 1920, Monatte, puis Loriot et d’autres dont Souvarine seront incarcérés et accusés du traditionnel complot contre la sécurité de l’Etat. La SFIO ne lèvera pas le petit doigt pour les défendre, ce que lui reprochera le bureau du 2e congrès de l’IC dans une lettre, du 26 juillet 1920, signée par Zinoviev, Lénine, Serati, Levi et… Rosmer.

Pour Rosmer, l’internationalisme ne sera jamais un mot creux, une conclusion pour les discours du dimanche, mais une constante. Face à l’intervention impérialiste contre la Russie des soviets il écrit dans la VO du 21 mai 1919 en s’adressant aux travailleurs de France : « Penses-tu ce que serait pour le Russie et pour le monde la victoire de tous ces réactionnaires ? (…) Tous ces généraux de réaction n’ont de commun que la haine de la révolution. Triomphants, ils se battraient entre-eux. » Au risque d’insister, l’on peut, aujourd’hui, paraphraser Rosmer et dire aux travailleurs des choses fort semblables. Des choses que Monatte explicite dans le numéro du 28 mai 1919 : « des travailleurs de Petrograg et de Budapest en se battant pour eux se battent pour nous, pour toute la classe ouvrière. Laissons les abattre et nous verrons ce que nous pèserons ici. Laissons nos généraux démolir les soviets de Russie, de Hongrie et d’Allemagne et revenir triomphants de cette deuxième guerre contre les peuples et nous verrons quel sort sera fait à nos syndicats. » [10]

La Révolution d’Octobre avait ouvert ce chemin. Rien ne devait le stopper. Tel était le sens de l’adhésion de Rosmer à l’IC, dont il fut le digne représentant de la classe ouvrière de France à son 2e congrès. Avec Zinoviev, Lénine, Trotsky et l’ensemble du comité exécutif il était signataire du télégramme au congrès de Tours, le fameux « télégramme de Zinoviev », dans lequel on lit : « Nous sommes profondément convaincus , chers camarades, que la majorité des ouvriers conscients de France n’admettra pas un compromis aussi ruineux avec les réformistes [11] et qu’elle créera enfin à Tours le vrai parti communiste un et puissant, libéré des éléments réformistes et semi-réformistes. »

Ce parti, le parti de la révolution représentait pour Rosmer l’achèvement de son engagement à Zimmerwald, de sa lutte contre la guerre impérialiste. Ce parti n’avait rien de commun avec celui qui l’exclura en 1924 parce qu’il n’admettait pas la bureaucratisation et la sclérose politique. En quelque sorte, à ce moment-là les Cachin et autres réformistes, qui n’étaient pas partis après le 4e congrès de l’IC, prenaient leur revanche grâce aux « bolchévisateurs ». Ce parti, section d’une Internationale dégagée des réformistes et des bureaucrates, est toujours une nécessité. L’heure de la revanche de militants comme Rosmer va-t-elle enfin sonner?

Cet article est une reprise – revue et augmentée – de l’article publié dans le numéro 5 (2e trimestre 1990) de Prométhée.

 

1.- Oeuvres tome 21, pages 460 et 461
2.- Congrès de Stuttgart de la Ile Internationale, 1907, amendement de Lénine, Rosa Luxembourg et Martov
3.- La Révolution prolétarienne, octobre 1950 et Les Cahiers Léon Trotsky, décembre 1982
4.- Mêmes références que la note 3
5.- Rosmer, le Mouvement ouvrier pendant la guerre mondiale, 1936
6.- Oeuvres tome 21, page 398
7.- Même référence que la note 5
8.- Texte rédigé par Trotsky en collaboration avec Rosmer. In Rosmer le Mouvement ouvrier…
9.- Et ce contrairement à ce qu’affirme le Manuel d’histoire du PCF en 1964, qui fait de la VO l’organe de la Fédération CGT des Métaux. D’autre part, ce n’est pas «la France» dans son ensemble que Merrheim et Bourderon représentaient à Zimmerwald mais… la classe ouvrière de ce pays. Enfin, une phrase nous laisse interloqués. Parlant des dirigeants de la SFIO et de la CGT le Manuel écrit: «Trahissant la classe ouvrière, ils trahissaient du même coup le véritable intérêt national.» Cette petite phrase d’apparence anodine laisse transpirer le ralliement des réformistes staliniens à la « défense nationale » après la signature du pacte Lavai-Staline en 1935.
10.- Au début de son article, Notre plus grande préoccupation, Monatte polémiquait avec les dirigeants de la CGT plus prompts à s’occuper de «la réforme du logement et l’organisation des loisirs» et ce au détriment de leur devoir internationaliste au moment où les impérialistes français intervenaient aux côtés des armées blanches et que la manifestation au Mur des Fédérés fut une manifestation de solidarité avec les révolutions russe et hongroise.
11.- Il s’agit d’un compromis avec le centre « reconstructeur » représenté par Longuet qui soutenait en paroles la Révolution d’octobre mais qui rechignait devant les 21 conditions d’adhésion à l’IC.

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