Il y a une manière fort répandue de se donner des airs de gauche, voire révolutionnaires, sans vraiment remettre en cause ce qu’à une époque moins timide dans son langage on appelait la société bourgeoise, aujourd’hui on préfère parler de capitalisme, terme comme on le sait ignoré de Marx et dont l’histoire montre qu’il n’est pas innocent. Cela consiste à adopter un mode de pensée binaire, ou bien ou bien, noir ou blanc, A ou anti-A. Cela permet de faire l’économie du travail de familiarisation, acquisition, maîtrisé de la dialectique. Et comme pour les langues ou les arts martiaux, la seule manière de se familiariser, d’acquérir et de maîtriser cette dialectique c’est de la pratiquer : d’où l’importance de la lecture des manuscrits de Marx (Grundrisse et ce qui a donné le Capital et les Théories sur la plus-value) : non pas tellement pour les résultats de la recherche, mais pour, par la lecture, « penser avec » Marx afin de « penser comme Marx ».
Mais trêve de digression. Le mode de pensée que j’appelle binaire est tout naturel chez notre espèce, et nous appréhendons spontanément le monde sous cette forme : l’être humain est un grand classificateur, l’autre fait partie de la tribu ou du clan ou est étranger, ami ou ennemi ; les choses sont comestibles ou non, il y a un haut et un bas, une droite et une gauche (tiens, tiens) etc.
Cela ne veut pas dire que la pensée dialectique ne connaisse pas d’opposition entre deux entités : ne serait-ce que capital-travail, bourgeoisie-prolétariat. Mais ce ne sont pas des catégories issues du bon gros sens commun, au contraire, elles représentent le résultat temporaires de processus historiques, de développement de modes de productions et d’appropriation des richesses produites, des modalités de reproduction de la société humaine dans son ensemble.
La pensée binaire, elle, se nourrit de vieux tropes idéologiques qui pour certains précèdent la généralisation du mode de production capitaliste, remontant à la plus ancienne antiquité. Par exemple, un des thèmes favoris de la « gauche anticapitaliste », est la dénonciation de la finance-reine, des revenus mirobolants des traders et autres créatures de Wall Street et de la City (économie-casino), des fortunes amassées par les Soros, les Buffet, les oligarques russes… tout cela ne vous rappelle-t-il pas la mauvaise réputation d’un certain roi qui régna en Lydie au VIe siècle avant J-C, Crésus ? Et même avant, au VIIIe siècle avant J-C, les vertus du travail honnête opposées aux méfaits de l’argent mal acquis, c’est Hésiode. Nous, nous sommes, avec Paul Lafargue, partisans du Droit à la paresse !
Les oppositions spéculation/production, finance/travail, mondialisation/souveraineté (nationale, populaire ou républicaine, ou les trois à la fois) sont essentiellement de la poudre aux yeux, dont la fonction politique est d’occulter le processus bien réel de la crise terminale du mode de production capitaliste et de la société bourgeoise qu’il sous-tend d’une part, et le processus bien mal en point de la formation de la classe ouvrière en sujet conscient de l’histoire, en classe révolutionnaire, en classe pour-soi, de l’autre. C’est dire que les catalyseurs de ce dernier processus que sont les communistes doivent se garder de ce mode de pensée comme de la peste et le dénoncer, ainsi que les politiques qu’il légitime, avec la plus grande vigueur.
Glass-Steagall : Le summum de l’illusion
C’est dans ce cadre que se situe ma réponse à une camarade s’interrogeant sur la pertinence du mot d’ordre de séparation des activités des banques de dépôt de celles des banques d’affaire, symbolisée aux États-Unis par la loi Glass-Steagall. Je la reproduis ci-dessous à quelques mineures modifications près.
Ma réponse sera en deux temps : j’espère que l’on me pardonnera le ton sarcastique de la première partie de cette réponse puis j’essaierai de traiter le sujet sérieusement.
L’idée de revenir à la séparation entre banques de dépôt (commercial banks) et banques d’affaire (investment banks) ne peut être qu’une bonne idée. La preuve: c’est le bon sens même qui veut que le mauvais capital financier, spéculateur et parasite, ne puisse se servir des sous, gagnés à la sueur de leur front, des petits épargnants, que le bon capital (que l’on n’appellera pas financier, disons, bancaire ?) va s’empresser de prêter aux braves petits patrons pour financer leurs investissements productifs créateurs d’emplois.
Et puis en plus, ce ne peut être qu’une bonne idée, il suffit de voir qui la défend. Et je ne veux pas parler des hurluberlus à la Cheminade, pour qui Glass-Stegall est la seule défense contre l’impact sur notre planète d’un météorite au service de la reine d’Angleterre.
Il y a beaucoup plus sérieux que ça. Coupant l’herbe sous le pied du pauvre Jacques, il y a le Comité Roosevelt 2012 (mais si, mais si) qui milite, entre autres, pour la séparation. [voir le site suivant http://www.roosevelt2012.fr ou celui-ci http://www.monadversairecestlafinance.fr ou celui-là http://www.scinder-les-banques.fr ]. Comité animé par ce socialiste révolutionnaire de Michel Rocard, il appuie son action sur les témoignages de valeureux hommes et femmes de gauche, grands amis des opprimés en général et de la classe ouvrière en particulier : Christine Lagarde, Sandy Weill (ex-PDG Citygroup) , Mervyn King (Bank of England), Paul Volcker, Jean Peyrelevade (UAP et Crédit Lyonnais)
D’ailleurs, les banquiers eux-mêmes, peut-être pris par le genre d’enthousiasme qui conduisit une bonne partie des députés de la noblesse aux États généraux de se défaire de leurs privilèges la nuit du 4 août 1789, veulent la séparation.
« Le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King, se déclare ouvertement pour une séparation formelle de type Glass-Steagall. De même que Sandford Weill et John Reed, les deux banquiers américains qui avaient naguère poussé, dans les années 1990, l’Administration Clinton à révoquer cette séparation. L’ancien ministre travailliste de la City, Lord Myners, défend « une séparation complète ». De même que le Professeur John Kay, l’un des très rares économistes universitaires britanniques de niveau mondial. Terry Smith, un résident de la City à la réputation méritée de tenir un langage de vérité à l’égard du pouvoir, soutient Glass-Steagall. Tel était le cas de feu Sir Brian Pitman, probablement l’un des plus compétents et des plus respectés banquier de dépôt britannique des trente dernières années. Il est profondément significatif que Lord Lawson, qui dans les années 1980, en sa qualité de Chancelier Tory, supervisa la Big Band, soit un partisan éloquent de Glass-Steagall . Sir Peter Hambro, lui aussi, héritier d’une vieille banque de commerce britannique, partage le même sentiment ». (Daily Telegraph, 25.novembre 2012)
Il y a aussi, plus à droite (beaucoup plus à droite) les gens de « la gauche m’a tuer » de Mike Borowski du collectif Contre-attaque. Lire http://www.rue89.com/2013/06/20/jean-robin-christian-vanneste-mike-borowski-tierce-gagnant-a-droite-droite-243508 ou encore http://lagauchematuer.fr/2013/06/04/la-gogoche-de-francois-hollande-est-aux-ordres-des-banques et enfin, pour boucler la boucle avec http://www.frontnational.com/2013/02/fragilite-du-systeme-bancaire-credit-agricole-la-separation-entre-banques-de-depot-et-banques-daffaires-simpose
Comment pourrait-on s’opposer à ce consensus national, républicain et populaire ?
Depuis l’écriture de ces lignes, une proposition de loi demandant un retour à Glass-Steagall a été soumise au Sénat américain, initiative conjointe d’Elizabeth Warren, démocrate du Massachussetts, et de l’ancien candidat républicain à la présidence, John McCain. Encore des amis du peuple.
Maintenant, les choses sérieuses. Pour nous, la question doit être : quelle différence aurait un retour à la séparation des deux types de banques (là où il a existé, car, on le verra, ce modèle est loin d’avoir été universel) pour notre classe, la classe ouvrière ?
Subsidiairement, on pourra se demander :
- Les raisons de la séparation (par Glass Stegall aux USA, en 1945 en France) ont-elles été une concession de la bourgeoisie à la classe ouvrière (ou plutôt aux bureaucraties syndicales/social-démocrates/staliniennes) ou plutôt une mesure de stabilisation du système ?
- Même si on admettait que la séparation avait quelque chose de positif (encore une fois, du point de vue de notre classe, le seul qui compte pour nous) un retour en arrière, dans le cadre du système, est-il possible ?
- Quel est le sens politique d’une telle revendication, autrement dit, pour qui roulent ceux qui la mettent en avant ?
- La fin de la distinction entre les deux espèces de banques a-t-elle eu un rôle important dans le déclenchement/déroulement de la crise de 2007 ?
Notons que le modèle pour beaucoup d’un pays où le système bancaire est au service de l’investissement productif, des PME, de l’intérêt national (ici de l’orientation à l’exportation), l’Allemagne, a toujours connu la banque dite universelle, c’est-à-dire ayant les deux activités : recueil de l’épargne, investissements en bons et obligations, financement et conseil des entreprises. C’est d’ailleurs le modèle allemand qui a servi à Rudolf Hilferding de modèle pour son « Das Finanzkapital« , l’inspiration du texte de Lénine sur l’Impérialisme, stade suprême de l’impérialisme.
En Angleterre, le pays de la diabolique reine, la séparation n’a jamais fait l’objet d’une loi, elle était purement fonctionnelle : les deux activités demandaient des compétences différentes elles étaient tout naturellement effectuées par des établissements différents. Pas besoin de loi pour différencier épiciers marchands de couleurs (qui se rappelle encore ce qu’étaient les marchands de couleurs ?)
Ensuite, si on étudie la genèse de Glass-Steagall, tout du moins on voit clairement que le mouvement ouvrier n’a en rien été concerné par ce qui était une mesure de sauvegarde du système bancaire en crise. Pour mémoire, Henry Steagall était un élu de l’Alabama à la House of Representatives, représentant les intérêts de la paysannerie et des petites villes de l’État, et Carter Glass, de Virginie, d’une famille très « confédérale », était un raciste patenté, un de ceux qui en 1902, après l’introduction d’un examen d’alphabétisme (literacy test) pour le droit de vote, expliquait « Une discrimination! Eh bien, c’est précisément ce que nous proposons. Pour écarter, par des moyens légaux, tout électeur nègre dont on pourra se débarrasser sans empiéter sur la force numérique de l’électorat blanc ». En 1913, il fut un des éléments moteurs de loi qui institua la Federal Reserve, essentiellement l’institutionnalisation de l’emprise des grandes banques sur la politique monétaire américaine. (D’autres pères du FED furent aussi précurseurs de Glass-Steagall, comme Brandeis, Aldrich, etc.)
Voir dans la loi Glass-Steagall quoi que ce soit de « progressiste », c’est croire que Dracula est l’inventeur des banques du sang. Il s’agissait, entre autre, de protéger les myriades de petites banques locales, qui avaient été très durement touchées par la débâcle de 1929-32, une mesure, au sens propre du mot, réactionnaire. Les communistes, n’étant pas des nostalgiques pleurant le bon vieux temps où, ma bonne dame, un sou était un sou et où la communauté (blanche) des petites villes du sud vivait en harmonie (du travail des esclaves noirs), n’ont pas une larme à verser sur les pauvres « petites banques » servant les besoins des braves bourgeois/agriculteurs de ces petites villes. De plus, il se trouve que Glass-Steagall comptait parmi ses partisans les banques d’affaires qui y voyaient une protection contre la concurrence des « géants de la finance ». Les idées de Glass étaient également très appréciées de firmes financières spécialisées, bénéficiant largement de l’interdiction d’une grande partie de leurs concurrents d’entrer en compétition avec elles. Loin d’être un système de régulation que les banquiers voraces auraient depuis toujours voulu effacer, les banques spécialisées en investissement ont été tout le long de son histoire les supporters les plus loquaces et les plus actifs du maintien de ce « mur de séparation ». Philip Wallach, Moving Beyond Calls for a “New Glass-Steagall”.
Pourrait-on d’ailleurs revenir à la séparation entre banques d’affaires et banques de dépôt ? Rien de moins sûr. Certes, de nombreuses voix, essentiellement du monde financier même, se sont élevées en faveur d’une forme ou d’une autre de retour à une régulation des activités bancaires. Mais si le modèle de la banque universelle s’est imposé dans les années 1990, ce n’est pas par hasard. C’est qu’au stade actuel du mode de production capitaliste, ce type de banque est le plus approprié. Vouloir changer le système en réformant les banques, c’est (en encore plus naïf) revenir aux fantasmes des proudhoniens réfutés de nombreuses fois par le Grand Barbu (cf. Misère de la Philosophie, première partie des Grundrisse, etc.)
Concrètement, et sans entrer dans les détails, dès les années 1970 le monopole des banques de dépôt a été mis en cause par les banques d’épargne et de prêt (saving and loans associations) et le développement des fonds communs de placement sur le marché monétaire (money market mutual funds) puis de la généralisation de la « titrisation », création de titres de placement adossés à des actifs (asset backed securities) de plus en plus fantaisistes. Tout cela en marge et en dépit de Glass-Steagall. Imaginer un retour au statu quo ante, vouloir remettre la pâte dentifrice dans le tube, est tout simplement impossible sans, comme préalable et non comme conséquence, une expropriation de TOUT le secteur financier, concevable à un niveau au moins continental, et à une réorientation des flux monétaires et de crédit, sous la direction d’un gouvernement non moins géographiquement étendu, vers les besoins de la population. Un point important d’un programme pour les États-Unis socialistes d’Europe, par exemple.
Pour ce qui est de la responsabilité de l’abrogation de Glass-Steagall dans la crise financière de 2007, là encore, sans entrer dans le détail, disons que c’est loin d’être évident. A lire les analyses post-mortem de la création de la bulle hypothécaire et dès son explosion, on peut en conclure qu’au plus la dérégulation à ce niveau-là a eu un effet accélérateur/multiplicateur, mais ne fut en aucun cas un facteur causal. La politique de la FED, les instruments financiers nés en dehors du système bancaire traditionnel et plus profondément la baisse du taux de profit et le risque accru des investissements non seulement industriels mais aussi dans le sectaire tertiaire (cf. bulle dot.com) sont bien plus à mettre en cause.
Une raison de ne pas mettre en avant la revendication de « séparation », une raison forte à mon avis, c’est que celle-ci renforce le très néfaste préjugé (celui-même qui réunit extrême-droite et gauche petite bourgeoise) du « bon capital industriel/productif » (demandez aux ouvriers de Citroen Aulnay ou de Michelin à Joué-les-Tours, ou de Goodyear à Amiens ce qu’ils en pensent) opposé au « méchant capital financier/spéculatif/parasitaire ». Notre ennemi n’est pas telle ou telle manifestation du capital, c’est le mode de production capitaliste en tant que tel.
J’espère que ces quelques lignes contribueront à éclaircir la question. If you have any further questions, do not hesitate….
Henry Nowak